KikouBlog de Jihem - Juin 2015
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Mes 6 jours de France

Par Jihem - 29-06-2015 15:49:19 - 7 commentaires

Il y a deux organisateurs de course que j'apprécie particulièrement. Papy, pour le raid28 et Gégé pour les “six jours”. Parce que leur épreuve n'est pas une simple invitation à courir, mais aussi qu'elle vous accueille,  le temps de l'évènement, telle une famille. Ce récit est dédié à Gégé, à ceux qui rendent possible cette épreuve, et à toute la famille des 6 jours de France. Sans doute les jours et les épisodes se sont-ils confondus avec le temps. Aussi, j’ai certainement pris quelques libertés avec les évènements. Mais quelle importance ?

 

 

Comme une danse

 

Je ne sais pas danser. Longtemps, je l'ai vécu comme une frustration. Ou un exercice imposé, une injonction sociale : Obliger mon corps se mouvoir sur les flots musicaux. Pour partager l’ambiance et être avec les autres. Et puis ça m’a passé. Pourquoi contraindre un corps mal assuré à se mouvoir maladroitement sur le plancher ? Peut-être un jour l’envie d’apprendre me reviendra mais aujourd'hui je n'en ressens aucun besoin. Je laisse à d'autres ce plaisir et cette liberté. J'éprouve ailleurs ces sensations intenses où le corps s’évade, léger, où l'on se sent libre de ses mouvements, en rythmes. Ces sensations, je les vis quand ma foulée se libère et que les kilomètres s'égrainent.

 

Fermer les yeux, se laisser emporter par le rythme de la musique, sauter, humer, respirer fort, bondir, s’envoler, ouvrir grand les yeux. Courir est un plaisir enivrant. Il laisse le champ libre aux songes, à une pensée limpide où les idées s'enchaînent sans se bousculer et viennent se poser sur la note. Courir devient une musique.

 

Tourner en rond, une histoire de fous ?

 

Pourquoi courir six jours, six jours en arrêtant le moins possible, six jours consacrés uniquement à la course, six jours en tournant, six jours sur un stade ?

 

Il n'est guère possible de comprendre pour qui ne connait ce plaisir que j’ai l’année durant à courir dans des lieux divers et variés, villes, villages, monts et merveilles, seul, ou partagés avec toi. Ces moments de bonheur à gambader sur les montagnes tous les deux. Toutes ces fois où j’ai envie de partir, loin, de m’égarer. Courir longtemps offre un sentiment de plénitude et de liberté incomparable. De pouvoir élargir ses espaces et son horizon. Sur un corps entrainé, il n’y a point de douleur à courir quelques heures. Pendant ses moments d'évasion, le coureur confectionne images, décors et paysages.

 

Moi, les uns et les autres

 

Courir longtemps, c’est partir à la rencontre de soi. C'est contempler. C’est développer un art du questionnement. Sur des préoccupations basiques d’abord, sur la façon d'appréhender l'instant, d’aborder les prochaines heures de course ou de sommeil. C'est aussi un temps pour réfléchir sur sa vie et se remettre en questions. De s'interroger par exemple sur la notion de performance. Lors d'un "six jours", elle ne se réduit pas à la seule lecture des classements, elle n'est pas nécessairement synonyme d'excellence, ni le résultat d'une évaluation par un tiers. Elle est le fruit des réalisations de chacun. Le « six jours » est ainsi une leçon humilité au regard des valeureux compagnons de route : côtoyer Serge, qui va faire le tour du monde, Gérard et ses 80 ans aux prunes, Francky et ses mille et une questions, débordant d'humanité,  Patrick et sa jambe appareillée, Jean-Claude, champion avec les yeux des autres et bien sur l’inoxydable Christian, le boss, et les autres. Tous les autres...

 

La souffrance est un obstacle à éviter

 

Certains croient comprendre, ou au moins mieux comprendre qu'il me soit plaisant de cheminer plus de quarante heures autour du Mont-Blanc, sans dormir, à faire avec les douleurs musculaires et les à coup moraux. Ils croient comprendre parce qu'ils savent le décor somptueux. Ils comprennent moins l'obstination à tourner dans la monotonie supposée d’un stade, activité qu’ils assimilent facilement à une souffrance. Ce qu’ils savent en revanche c’est que je vais à la rencontre d'un ailleurs salutaire. Ce qu’il faut sans doute savoir, c'est que vivre le "six jours", c'est devenir l'acteur et le réalisateur de son propre film. Un cinéma intérieur. Les longues heures consacrées à la course offrent cette possibilité de s’enfermer sur soi. S’enfermer et s’ouvrir à un nouvel univers. Tel un planétarium.

 

Pourquoi infliger de tels efforts à mon corps peut-on se demander ? La réponse à cette question n'est aucunement masochiste. A mon sens, une course de grand fond n’est pas, ne doit pas être, un moment de grande souffrance. S'il m'arrive quelque fois de souffrir, c’est que quelque chose m’a échappé, que je suis sorti du film. Au contraire, il m'arrive fréquemment  dans cette épreuve de me sentir vraiment bien, et ce malgré la douleur. Peut-être parce que les angoisses du quotidien s’estompent et que peu à peu je prends conscience que je réalise quelque chose qui me sied. Ne vous attardez-vous jamais devant les choses les plus simples de la vie ? Un objet, une sensation ? Un paysage ou un moment agréable ? Et de vous émerveiller ? Courir est une activité créative. On peut courir comme on peint ou comme on écrit. Ou comme on rêve. « Lorsque la douleur est inévitable, la souffrance est en option » prétend  Murakami. Et c’est vrai. La douleur je ne la recherche pas même si j’aime me confronter à elle, l’apprivoiser. Avec sagesse. Elle est juste un élément dans l'histoire que j'écris. La course de grand fond a sans doute quelque chose d’un art martial.

 

Pourquoi accepter une telle contrainte six jours durant et ne pas s’arrêter lorsqu’on a mal, de l’acide lactique qui brule les muscles ou du feu qui s’abat sur les tendons ? Parce que ça n’est justement pas une contrainte. Parce que c’est un plaisir de cheminer et parce que c’est une réalisation. Ecrire un livre est contraignant et difficile probablement. Mais c’est certainement par plaisir ou par besoin que l'on écrit. Parfois les deux. Dans tous les cas, le sujet, celui qui crée, attribue de la valeur à ce qu'il fait. Une valeur qui n'a rien d'universelle, mais qui est importante pour soi.

 

La valeur universelle de l'effort

 

Pourquoi autant de questionnements viennent spontanément alors qu’il s'agit d'une activité faite de plein gré, un loisir, alors qu'elles sont esquivées dès qu'il s’agit du quotidien de chacun ? Pourquoi par exemple cette acceptation du travail au quotidien ? Le travail qui est une obligation sociale, une nécessité matérielle. Pourquoi associe-t-on le travail à une valeur morale ? Une valeur supérieure à toutes les autres, qu'il est interdit de contester, sauf à se mettre en marge, à se disqualifier. Tu ne vaux que par la quantité de travail que tu fournis. Peu importe sa finalité et son utilité réelle. Pourtant tant de gens dont je fais partie n’aiment pas leur boulot. Se sentent coupables de ne pas travailler « autant qu’il le faudrait ». Et quand bien même l'aimeraient-ils, ça change quoi à la question ?

 

Pourquoi avoir le ventre noué à l'idée d'aller travailler ? Quel est cette injonction que j'entends à devoir prendre du plaisir au métier que j'exerce ? En cela, tourner sur un stade n’est pas une contrainte. C’est une activité relaxante et volontaire. C’est une passion, où les émotions sont fortes. Mais où on a le droit de ralentir ou de s’arrêter, de s'enfermer dans ses songes ou de s'ouvrir à autrui. Courir c’est agir, se confronter et prendre le temps, c’est réunir les composantes nécessaires à la créativité. Le travail, lui est une marche forcée. Même quand on n’en a pas. Le travail est un tabou social. Pas la course. Quoi que la compétition est sujette à bien des controverses...

 

Compétition = jeu ou rivalité ?

 

Il est certain que le sport de compétition peut être générateur de rivalité entre les humains que le système économique en place, le capitalisme, sait si bien organiser. Ce dernier aime d'ailleurs se servir du sport comme d'un étendard. Où, mieux que dans le sport, ne se pratique le culte de l'excellence, de la performance individuelle, de l'allégeance au "meilleur" ? Ainsi, Albert Jacquart voulait abolir la compétition. Mais quel rapport avec la compétition telle que je la vis et que je partage lorsque je tourne en rond ? Est-ce que Guillaume juste devant moi a une attitude dominatrice ? Est-ce que le boss montre quelque arrogance ? Non. Certes cette compétition-là répond à une quête narcissique. Mais écrire un livre, l'éditer, le vendre à des milliers de lecteurs, peindre un tableau et l'exposer dans une galerie y participe tout autant. Et danser ? Quelle différence ? 

 

 Je suis un compétiteur. J’aime cela. Quand d’autres préfèrent ignorer le panneau d’affichage mis à jour à chacun de nos passages, j’aime le regarder. Et l’oublier, fatigue aidant, dix mètres plus loin. Savoir à combien de tours se trouve celui qui me précède. Savoir combien il me reste à parcourir pour réaliser le petit objectif que je me suis fixé.  J’aime la compétition, mais j'aime surtout jouer, lorsqu’elle est amicale et sans enjeu. Dans un six jours, on s’encourage même quand on est adversaire, on encourage aussi celui qui vous dépasse. Guillaume m'a doublé le dernier jour, j’aurais aimé le reprendre, le faire douter, mais je suis content qu’il soit devant moi. On partage tellement dans un six jours. Je suis un compétiteur joueur. 

 

Etape après étape

 

Le six jours est une course par étapes. Ainsi, je n’ai jamais réalisé ces plus de six cents kilomètres, c’est inconcevable, mais bien une trentaine de semi-marathons. Au final, une trentaine de petites victoires. Si on ne comprend pas cela, on ne peut imaginer le plaisir de pratiquer cette discipline. A chaque nouveau départ, les douleurs musculaires se sont atténuées et reviennent immuablement au cours de l’étape. Seules les blessures viennent parfois gêner la progression. Ainsi la sortie du sommeil à l'aube, alors que le froid cherche à mordre le corps encore endormi, est un moment difficile. Il faut alors se remettre en mouvement, pieds trainants, marcher et dérouiller le corps endolori, puis trotter quelques mètres. Marcher, puis repartir jusqu’à ce que l’échauffement rende le corps disponible à l’effort. Ma journée est découpée en quatre séquences à chaque fois guidées par un objectif kilométrique. Du début de la journée à 16 heures jusqu’au repas du soir. Puis du repas au coucher. Puis du lever au petit déjeuner. Et enfin jusqu’à la fin de la journée et si possible à l’objectif du jour.

 

J’étais parti avec trois objectifs comme à mon habitude : six cent cinquante kilomètres comme objectif supérieur, une place dans le top dix et faire au moins ma meilleure marque soit six cent douze kilomètres. Décliner ainsi mes objectifs me permet généralement d’avoir toujours quelque chose à atteindre et au final la satisfaction de réussir ma course. Le corps vieillissant, il faudra un jour me faudra réviser mes prétentions. Mais j’aimerais bien être à quatre-vingt ans comme Gérard Dehu, toujours fidèle à la circadie.

 

Courir !

 

 Je suis un mauvais marcheur. Et j'ai la flemme de m'entrainer à la marche. Dans mes périodes de préparation, je ne fais certes pas n'importe quoi. Je m’entraine cinq jours par semaine et alterne les allures. En revanche je ne suis pas de plan. Ce serait plus efficace mais à quoi bon ? Gagner vingt kilomètres ? Je préfère me laisser guider par mon plaisir. Côté nutrition je n'aime pas les contraintes non plus même s'il devient de plus en plus difficile de retenir les kilogrammes.

 

Les meilleurs alternent durant les six jours course et marche. Leur temps passé sur la piste est énorme. Et ils accumulent ainsi les kilomètres. Ils m'impressionnent. Je suis sans doute un de ceux dont le ratio course/marche est le plus important. J'ai la capacité d’enchaîner de longues séquences de course à pied pendant toute la course. Mais pour permettre cela, je dois m'accorder de longues pauses. Les deux premières nuits de trois heures se sont allongées au fil des jours. Mon plaisir à moi, c'est de courir. Un plaisir qui sollicite beaucoup les tendons.

 

Des drogués ?

 

Courir aussi longtemps relève de l'addiction ai-je entendu çà et là. Peut-être, je ne me prononcerai pas sur cette affirmation. Nous sommes des mordus certes, certains plus que d'autres. Qui n'est pas dépendant d'un produit ou d'une pratique ? Nous vivons dans un monde d'hyper sollicitation et il est bien difficile d'échapper à toutes les dépendances. Mais quand on parle d'addiction, inévitablement on l'associe à l'alcool ou aux psychotropes. La comparaison est-elle judicieuse ? Je ne crois pas. La course à pied donne du souffle, de l'air. Le coureur de longues distances est actif. Il se fabrique des souvenirs, en solitaire ou en communauté. De beaux et riches souvenirs. De ceux qui bâtissent votre existence. Ce qu'il vit est bien réel si l'on compare à l'usage de psychotropes dont l'usage est passif et la réalité sans lendemain. A la fin de la course, il reste un renforcement de l'amour propre et un album d'images bien réelles. 

 

Dans ce qui est communément admis, on évoque rarement d'autres formes d’addictions : La consommation, les hypermarchés, le besoin irrationnel d'acquérir de nouveaux biens, quels souvenirs laissent-ils ? Sommes-nous des acteurs lorsque nous cédons à l'offre sans cesse renouvelée du système capitaliste, pourtant morbide ? Le travail laisse-t-il des beaux souvenirs ? Certes oui parfois, mais ils deviennent rares et de moins en moins beaux tellement le travail est régi par des règles absurdes : fabriquer toujours plus de produits dont personne n'a besoin, éliminer ceux qui ne travaillent pas assez bien ou assez vite. Comment être fiers de ce qu'on réalise dans un tel climat de mépris de l'individu ?

 

Si certaines addictions génèrent de l'illusion, la course à pied offre un enchantement et le sentiment de réalisation de soi. 

 

De l'addiction au dopage,  il n'y a qu'un pas. Je ne sais pas si certains coureurs ont recours à des produits dopant. Ça ne me semble pas être dans l'ambiance des "six jours" mais qui sait ? En l’occurrence, ça m'importe peu. Avoir la moindre conduite dopante ou même tricher m'enlèverais la satisfaction de ce que j'ai réalisé. Je peux tromper les autres, mais pas moi. C'est un besoin que de pouvoir me dire : cette distance, je l'ai vraiment parcourue. C'est une histoire bien réelle que j'écris.

 

Une aventure qui tourne rond

 

Un six jours, c’est avant tout une aventure. Une liberté paradoxale… de tourner en rond. Une aventure où l’on va loin sans jamais s’éloigner. Des aventures parallèles et singulières de compagnons de route. 6 jours où les liens se tissent, où les mots des uns répondent aux gestes des autres. Où les esprits s’évadent.

 

Ce « six jours » a longtemps été une course à plusieurs inconnues. Après tant d'écueils, Gérard arrivera-t-il à organiser l’épreuve ? C'est qu'il faut en avoir de l'énergie et de l'envie pour persévérer. Imaginez : Quitter Antibes pour le circuit du Luc en 2013, devoir alors subir la tempête pendant l'épreuve puis trouver un nouveau point de chute en 2014. Voir les portes se fermer à Nice, puis Villefranche sur Mer. Avertir les coureurs inscrits Repartir sur un nouveau projet à Privas, loin de chez lui, sans savoir si les coureurs vont suivre. Parce que le « six jours » n'est pas une épreuve qu'on improvise à priori. Et quid de l'équipe de bénévoles ? L'équipe a suivi. Les coureurs également, parce qu'ils savaient de quoi cette équipe était capable. Et puis parce qu'il a y a de l'affection dans tout ça. Les « six jours », ce ne sont pas que les coureurs. C'est Gérard, c'est Lolo, Willy, le cuistot, l'informaticien, et tous les bénévoles. Ils sont dans la course, comme nous. Une autre course et pourtant la même. Pendant six jours, nous formons une famille. La famille à Gégé.

 

La belle organisation

 

Le jour J, tout est prêt et l'organisation est impeccable. Avec la zone des tentes, celle des camping-cars, proches des barnums, l'organisation est un vrai petit village. Arrivé la veille, je suis fier de mon organisation, moi qui suis habituellement si bordelique. Le camping-car étant une solution idéale mais trop onéreuse, j'ai opté pour une tente 4 place où je peux tenir debout. L'an passé, je devais ramper pour accéder à mon abri et après la crevaison de mon matelas et avec la fatigue, mon espace de vie s'était transformé en vrai capharnaüm. Cette année, j'ai deux couchages, un lit de camp et un matelas. Mes espaces sont bien délimités. J'ai des caisses posées sur deux tables qui me permettent d'accéder à tout facilement. A mes habits, maillots et cuissards légers, mes vêtements chauds, mes chaussures, mes pommades contre le soleil et les frottements... et bien sur deux grandes caisses de nourritures pour manger ce qui me fait envie en dehors des repas et des ravitaillements : crèmes, chips, biscuits salés, etc. Dans cette épreuve on (je) mange beaucoup. Et on (je) ne maigris pas vraiment.

 

Je suis vraiment confortable en tout point. Ma seule inquiétude est le point faible de ma tente, mal conçue pour le vent compte tenu de sa hauteur. Et du vent à Privas, on en prévoit. J'ai décidé de doubler mes sardines avec d'autres plus efficaces. Bien m'en a pris.   

 

C'est un moment très convivial que le repas thaïlandais proposé par les amis de Gérard, l'association Orchidées. Les petits plats dans les grands, ce repas copieux conclu par l'envolée des lanternes, fut un prologue au voyage et à la convivialité avant l'aventure humaine qui commençait le lendemain. 

 

Après une nuit passée dans le lit douillet de l'hôtel proche, je m'installais pour le petit déjeuner à la table de Gérard Dehu et de sa femme. Ils avaient fait un voyage éprouvant en privilégiant la nationale à l'autoroute pour traverser le massif central. Un voyage qui parut long... Quelle fierté d'être là aux côtés du bonhomme. A quatre-vingt ans, Gérard parle encore avec l'enthousiasme d'un jeune homme. Connaître encore la passion et tourner encore trente ou quarante bornes par jour. Chapeau ! Nous discutons d'un sujet moins drôle : le décès d'Henri Girault, figure des cent bornes avec sa femme Geneviève. Henri, je l'ai croisé deux fois aux cent kilomètres de Belvès. La seconde fois nous étions les derniers à quitter le gymnase où il dormait plus volontiers qu'à l'hôtel. Il venait à plus de 75 ans de courir son six centième « cent bornes ».

 

Retrouvailles

 

A l'hôtel je suis heureux de retrouver Gégé Cartier et sa femme. Avec Gégé, nous nous sommes tirés la bourre pendant des jours au Luc l'an passé. Une rivalité ou plutôt un jeu, un mutuel encouragement. J'aimerais bien que nous nous retrouvions dans la même situation, d'arriver à la même distance à l'aube du sixième jour et se narguer. Peu importe au final qui devance l'autre. La compétition pour jouer.

 

A l'approche du départ, ça fait plaisir de retrouver Maria. Spécialiste du vingt-quatre heures, elle est nouvelle sur la distance.

 

La libération

 

Seize heures, c'est enfin la délivrance. Le début de l'aventure. Le départ de la caravane en mode escargot. Il s'agit de maitriser ses envies et de, déjà, penser à se préserver. Prendre soin de soi est une des préoccupations permanentes qui nous occupe pendant six jours. Nous partons lentement sauf un homme. Jean-Bernard, qui s'élance comme à l'habitude à la vitesse du semi-marathon.

 

Je ne sais pas trop où j'en suis. J'ai couru l'Ultra Trail du Mont-Blanc deux mois auparavant où j'ai failli connaître l'abandon. J'en suis sorti physiquement et psychologiquement épuisé. Je n'ai pas changé pour autant d'objectif : parcourir six cent cinquante kms soit cent vingt-cinq kms le premier jour, cent quinze le second, cent cinq le troisième... Si les quarante-huit premières heures ne sont normalement pas un problème, les prévisions pour la suite sont plus incertaines.

 

Cette année, l'équipe à Gégé a amélioré le service postal. Deux fois par jour, nous pouvons aller chercher nos courriers dans notre bannette. Au fil des jours, nous devenons de plus en plus émotifs. Quelle surprise d'avoir autant d'encouragements de mes collègues ! Aussi surprenant que ce soit, c'est Marie-Christine qui est la plus assidue. Pas franchement une mordue de la course à pied. Elle trouve les bons mots, les prétextes bidons, pour me motiver. Et puis il y a les mots tant attendus de la famille et ceux de Line bien sûr. La remise du courrier est un moment que chaque coureur attend avec impatience.  

 

Après deux jours, tout va bien. J’ai déjà parcouru deux cent cinquante kilomètres. Le moral est au beau fixe. L'organisation de la tente est parfaite. Et puis, comme au Luc l'année précédente, la tempête arrive. C'est le branle-bas de combat dans l'organisation. Les tentes s'envolent. Tout s'envole. Gérard a peur de l'accident. Il envisage d'arrêter la course. Les bénévoles s'activent, prennent les choses en main. En un rien de temps, le ravito, l'électronique est déplacée. Les tentes collectives démontées. Le six jours sauvé.

 

Je suis inquiet pour ma tente. Elle bouge dans tous les sens. Difficile de trouver le sommeil dans ces conditions. L'inquiétude s'ajoute à l'excitation. Je déplace tout à l'intérieur au cas où elle s'envole. L'agencement bien élaboré se transforme en bazar. Au bout de quelques jours, j'en ai déjà fait l'expérience au Luc, chercher ses affaires devient une épreuve en soi.

 

Serge

 

La participation de Serge Girard est un évènement. Pensez : le type a déjà traversé tous les continents en courant et il prépare le tour du monde en courant et à la rame. C'est Serge qui m'a donné envie de faire de l'ultra fond en regardant ses vidéo lorsqu'il courait Paris-Tokyo. C'est lui qui m'a permis de finir mon premier « cent bornes » : je me disais que s'il pouvait faire soixante-dix kilomètres par jour pendant des mois, je pouvais bien en faire cent une fois. Sympa de courir à ses côtés. D'échanger des mots sur sa course. Respect. 

 

Merci Francky

 

Il y a plusieurs personnes qui ont sauvé ma course. Le premier, c'est Francky. Franck est un jeune sympa, passionné de course à pied et un excellent coureur. Il est toujours prêt à rendre service. Je n'ai pas prévu que la nuit il ferait grand froid. Je pensais avoir tout minutieusement anticipé mais j'ai pourtant choisi de ne pas prendre de duvet. Par expérience, je sais qu'il faut toujours emmener une chose alors que l'on doute de son utilité. Ma première nuit sous la tente je suis frigorifié. Et on annonce des nuits plus fraiches. C'est Franck qui me propose d'aller acheter une couverture au supermarché. Je suis sauvé même si elle s'avérera insuffisante pour m'éviter de greloter.

 

En circadie, la solidarité est de mise. Bien que nous soyons, qui en compétition avec untel, qui en lutte avec son propre défi, il n'y a aucune barrière, sinon parfois la langue, entre les bons et les moins bons, les plus jeunes et les très anciens. Les aventuriers tournants s'encouragent. Il en va de même des accompagnants et des bénévoles. Pendant une semaine

 

Aïe

 

Avec le troisième jour viennent les premiers ennuis. Je sens un picotement au niveau du tendon d’Achille. Je connais malheureusement ce signe qui pourrait paraître anodin. Quelques moments plus tard, le tendon s'échauffe. Il rougit. Il gonfle. Il inquiète. C'est le moment d'aller voir Willy, l'urgentiste. De s'arrêter une demi-heure sous la tente qui sert d'infirmerie pour se faire bichonner. L'action cumulée d'un anti-inflammatoire local et de la glace permet d'apaiser un peu la douleur et de repartir. La douleur devient un compagnon de route avec lequel il faudra dorénavant composé. Ce qui m'inquiète, c'est l'avis de Willy. Courir avec un tendon aussi gonflé n'est pas tout à fait sans risque.

 

Lorsqu'on souffre du tendon, on change de foulée, on compense. La douleur se déplace du tendon vers le releveur du gros orteil, ce même tendon qui s'était "bloqué" il y a un an, m'empêchant de courir pendant de nombreuses heures. La course commence, il va falloir maintenant tenir.

 

Au cours de l'épreuve, avec la fatigue et l'excitation de la course, on devient beaucoup plus sensible aux émotions. Ainsi, la visite du Chti Grincheux fait vraiment plaisir. Même si au final, je reste dans ma course, concentré. Chti Grincheux, c'est le Géant du Nord amateur de bière et de blagues paillardes. Un bonhomme sensible comme l'archet du violon. Le type a plutôt le gabarit d'un troisième ligne, mais a une certaine expérience des courses au long cours qu'il pratique parfois en plaisir solitaire...

 

La visite de Jean-Claude fait aussi partie des joyeuses retrouvailles.

 

Je parlais de solidarité entre les coureurs. L’attention de Xavier en est un bel exemple. Nous sommes alors proches dans le classement. Nous sommes dans les tout premiers. Xavier me trouve devant le ravitaillement en train de me glacer le releveur avec une bouteille sortant du congélateur. Il regarde mes lacets et m'engueule. J'ai l'habitude en effet d'un laçage très serré. Et j'aurais dû savoir que sur de telles distances, il est indispensable de limiter la compression du pied pour éviter les tendinites. Xavier se met à quatre pattes pour me libérer les pieds. Les heures qui suivent, je comprendrais tout le bénéfice de son coup de main. Xavier a lui aussi sauvé ma course à cet instant où je suis pourtant son concurrent.

 

Je commence également à comprendre que j'ai fait un très mauvais choix en changeant de modèle de chaussures. Les Hoka avec leurs semelles très compensées sont à la mode chez les pratiquants de l'ultra fond. Sur ce terrain très abrasif qui allie terre et bitume, le talon de mes chaussures est déjà détruit après trois tours. Je décide qu’elles finiront tout de même la course pour ne pas changer de position et risquer d'autres inflammations.

  

Malgré une troisième nuit compliquée par le froid et le vent, je suis 4e au matin du 4e jour et je commence à rêver au podium. Je sais qu'il est improbable mais je suis joueur et je préfère me cramer en aillant essayé. Mais l'illusion ne durera pas longtemps et je commence à reculer dans le classement. 

 

Line me rejoint

 

Quelle émotion lorsque ma chérie m'annonce qu'elle vient me rejoindre. Quelle impatience aussi ! "Tu vois comme elle t'aime" me dit Maria ! Sa présence est un immense réconfort. Guetter son arrivée au petit matin, prendre le petit déjeuner ensemble, se reposer à ses côtés et sentir sa présence. Et puis son aide précieuse pour gérer l'intendance, préparer mon sac pour la douche, les couverts pour le repas, remettre un peu d'ordre dans la tente. Ce sont de petites attentions qui apportent beaucoup de confort.

 

D'autres émotions fortes, ce sont les messages de mes filles "papa, t'es le plus fort", de ma maman qui m'encourage en dépit de ses inquiétudes, de ma sœur qui évoque mon papa. Des messages qui m'attirent les larmes. Des moments vraiment très forts. 

 

Malade

 

La 4e nuit est une très mauvaise nuit. J'ai froid. Je tremble de tout mon corps qui n'arrive pas à se sécher. Au réveil vers quatre heures du matin, je suis fébrile. J'ai chaud et j'ai surtout froid. Je décale le réveil une fois, puis une autre fois. Je me lève enfin et m'habille, difficilement, tremblant. J'ai beau me couvrir de plusieurs couches et de ma couverture mitée, rien n'y fait. Malade, je décide de me recoucher. La course est sans doute finie. A sept heures, je refais pourtant une tentative. Mon corps engourdi se meut lentement et puis s'anime jusqu'à trouver l'allure de la course. C'est reparti. Je suis encore huitième et c'est une bonne nouvelle.

 

Et ça repart !

 

Le temps perdu la nuit m'oblige à courir davantage le jour. Courir, toujours courir, avec cette même musique rythmée de Parlov Stelar que je passe en boucle dans mes oreilles. J'ai dû l'entendre plus de cent fois pendant la semaine.  

 

Et puis il y a les encouragements pour Gérard, Gégé, Guillaume, Xavier, Maria Jean-Michel, Pierre ou Christian qui me le rendent bien. Ceux de Lolo le bagnard ou Gérard, le maître de cérémonie. Et puis les messages postés qui font toujours autant de bien matin et soir, qui font rire ou pleurer. Ceux qui m'annoncent des nouvelles du coma d'André... J'espère qu'il s'en sortira. Je suis vivant. Et bien vivant.

 

Christian est un type incroyable. Un touche à tout de l'ultra endurance. Il fut ainsi champion du monde de déca ironman. Il est taillé dans le roc et un compétiteur-joueur hors pair. Venu pour s'aguerrir à la marche en vue d'un prochain six jours, le gars va gagner et battre le record des 6 jours de France marche en chatouillant le vainqueur course. Il dort peu. Il dort debout. Lorsqu'il est somnolent au point de quitter sa trajectoire, on ne peut plus lui parler, il n'entend plus. Il est telle une machine. Impressionnant.    

 

A quoi pense-t-on lorsqu'on court pendant six jours sur un stade ? Quel ennui ! Et pourtant non. La pensée est plus libre, plus limpide. On pense tout d'abord au moment présent. A ce qu'on doit faire dans les trois heures à venir. Aux tours à effectuer. A s'alimenter. A se soigner les pieds. A guetter Line. Et puis on pense à ses proches. Avec émotion. Mais sans que les préoccupations s'empilent comme à l'habitude. Et puis on joue. A chercher le type qui est devant. Toujours. Inlassablement.

 

Lorsque je sors de la tente après la cinquième nuit vers cinq heures du matin, il m'est impossible de mettre une chaussure devant l’autre. Je fais cinquante mètre mais je n'arrive plus à marcher. Las, je me résous à l'abandon et fais demi-tour. J'ai la chance que Xavier se trouve à nouveau sur ma route à cet instant précis. Il m'interdit de poursuivre en sens inverse et me remet, titubant, hagard, dans le sens de la course. Je pars doucement, ma couverture mitée sur le dos. Xavier m'a sauvé une seconde fois. Toujours aller dans le sens de la course. Quoiqu'il arrive.

 

Je trouve sur le circuit Lapinou en train de craquer, en pleine détresse. Nous décidons de faire cause commune en marchant ensemble pendant une heure et demi ou deux. A l'aube, notre course est définitivement relancée. Elle va se coucher. Je poursuis et me remets à courir.

  

Pendant ces « six jours », j'ai le temps de constater comme je suis bien ici à vivre cette aventure. C'est très éprouvant, il faut lutter sans cesse, mais c'est la réalisation d'un rêve de gamin. C'est l'occasion de se sentir en totale autonomie. 

 

Happy end

 

Le matin du dernier jour, je suis douzième. La onzième place est à portée de main, mais il va falloir aller la chercher. Grignoter, ne pas s'arrêter tant que Mimi qui est devant, ne s'arrête pas. Lorsqu'elle fait une pause, je continue mon effort pour m'éloigner. Jouer. Guillaume est loin devant à la dixième place mais sait-on jamais. Et puis il y a ma marque à améliorer. Je passe les six cent douze kilomètres. 

 

Lorsque j'ai compris que je ne passerai pas Guillaume, je décide de relâcher. Je cravache depuis le matin. Il fait beau et chaud. Je peux profiter du moment en marchant avec Line, se féliciter entre coureurs, profiter des applaudissements, laisser monter les émotions. Je refais tout de même un tour en courant pour me mettre à l’abri d'un coureur qui remonte. Puis à l'approche du coup de pistolet final, lorsque je m'aperçois que les six cent trente kilomètres sont à portée de main. Je décide d'arrêter ma course à côté de Guillaume pour attendre le coup de feu. Le "six jours" est une épreuve individuelle et une aventure tellement collective. A l'arrivée on se félicite, on s'étreint. C'est l'émotion collective. Je suis trop éreinté pour rester jusqu'à la fin de la paëlla finale. J'ai besoin de dormir et de partager un moment avec Line. Et demain il y a la route du retour.  


Epilogue

 

Que de bonheur de retrouver un bon lit à l'hôtel. Même si je suis épuisé. Et tout courbatu. Le lendemain matin, c'est l'ambiance club Med. Ou Lourdes au regard des démarches d'éclopés. A voir le pied de Jean-Michel, noir et gonflé, je me dis que je m'en sors pas si mal. On se dit au revoir et on se promet de revenir l’an prochain. Mon objectif sera de six cent soixante kilomètres et un classement dans les dix premiers si le plateau n'est pas trop relevé (il le sera...).

 

Au retour, je suis épuisé. Mes releveurs et mes tendons d’Achille sont gonflés. Je rêve que je cours les six nuits suivantes. Je tourne et je tourne... Mes jambes me font mal et la circulation me crée des fourmis qui m'empêchent de me rendormir. Et puis la vie reprend ses droits, loin de cette semaine de bonheur, loin de Privas.

 

Je remercie Gérard et l'ensemble des bénévoles de m'avoir permis de vivre une telle histoire. Je remercie enfin Line, ma compagne, de m'avoir supporté d'avoir pris la route pour me rejoindre.

 

 

 

 

 

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Etienne a beaucoup d'amies

Par Jihem - 17-06-2015 23:53:55 - 6 commentaires

L'avantage des aléas dans le RER,

C'est qu'ils nous font quitter nos habitudes,

C'est qu'ils donnent du temps pour observer,

C'est qu'ils nous offrent des anecdotes.

Ainsi j'étais debout dans la rame bondée,

Et m'occupais, curieux, et sans gloire,

A lire par dessus l'épaule de la femme assise devant moi,

La réponse qu'elle donnait à une amie,

En tapant, passionnée, sur le clavier de son smartphone.

L'amie lui avait écrit en substance :

"Etienne cherche à me joindre, mais je parle à Mme Untel,

Qui travaille avec nous dans la société"

Et la femme de lui répondre :

"Je connais beaucoup de femmes qui se seraient précipitées,"

J'attendais la suite avec impatience.

Etienne devenait le sujet de ma curiosité.

Elle poursuivait :

"Il a beaucoup d"

Elle hésitait, effaçait ses mots, en cherchait d'autres.

Je pensais qu'il avait beaucoup de charme

"Il a beaucoup d'ar"

D'arguments ! me dis-je.

En fait, Etienne a beaucoup d'argent.

 

Moralité : Quoi qu'on dise ou qu'on pense, il arrive que l'argent fasse la bonne humeur des curieux.

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